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Reith s’agitait et tremblait dans son sommeil. Il était en plein cauchemar. Il rêvait qu’il était couché comme d’habitude sur le divan de l’ancien bureau de Woudiver. Une étrange lumière d’un vert jaunâtre baignait la pièce. Au fond, le poussah bavardait avec deux personnages immobiles, enveloppés dans une houppelande et coiffés d’un capuchon noir qui leur cachait la figure. Reith essaya de remuer mais ses muscles étaient sans force. Tantôt la lumière s’intensifiait, tantôt elle pâlissait. À présent, Woudiver était auréolé d’une mystérieuse phosphorescence bleu argent. Le sentiment d’impuissance et d’absurdité typique du cauchemar, songea le Terrien. Il fit un effort énorme pour se réveiller. Mais en vain. Une sueur gluante le recouvrait.

Woudiver et les Gzhindra le contemplèrent. Chose étonnante, le premier portait toujours son collier de fer mais la chaîne était brisée ou fendue et pendait au bout du carcan. C’était le Woudiver de naguère, satisfait de lui-même et désinvolte. L’expression des Gzhindra trahissait une attention soutenue. Ils avaient une tête allongée, étroite et des traits très réguliers ; leur peau ivoirine avait un lustre soyeux. L’un d’eux avait une étoffe pliée sur le bras. L’autre gardait les mains derrière le dos.

Soudain, la masse gigantesque de Woudiver se profila au-dessus de Reith.

— Adam Reith, Adam Reith, d’où viens-tu ? demanda-t-il d’une voix tonitruante.

Reith se débattit contre son engourdissement. C’était un rêve étrange, un rêve sinistre dont il se souviendrait longtemps.

— De la planète Terre, répondit-il d’une voix qui grinçait. De la planète Terre.

La tête de Woudiver s’enflait, se contractait.

— Y a-t-il d’autres Terriens sur Tschaï ?

— Oui.

Les Gzhindra tressaillirent et s’approchèrent. Woudiver reprit, et sa voix sonnait comme une trompe :

— Où ? Où sont les Terriens ?

— Tous les hommes sont des Terriens.

Le colosse recula avec une moue de dégoût.

— Tu es né sur la planète Terre ?

— Oui.

Woudiver, triomphant, parut s’éloigner en dérivant. Il fit un grand geste à l’adresse des Gzhindra.

— C’est un spécimen unique ! Exceptionnel !

— Nous l’emmenons.

Les Gzhindra déplièrent leur étoffe et Reith, toujours frappé d’impuissance, constata avec horreur que c’était un sac. Sans cérémonie, ils l’obligèrent à plier les jambes et l’enfournèrent dans ce sac. Seule sa tête dépassait. Puis avec une aisance stupéfiante, l’un d’eux balança le sac sur son épaule tandis que son compagnon lançait une bourse à Woudiver.

Le rêve commença à se défaire. La lumière glauque se brouilla, se ponctua de taches. Soudain, la porte s’ouvrit. Traz était sur le seuil. Epouvanté, Woudiver sauta en arrière. Le nomade épaula sa catapulte et tira, visant la tête. Un jet de sang vert fusa et les gouttes qui tombèrent avaient des reflets jaunes. Le rêve se délita. Reith s’endormit.

 

Quand il se réveilla, il était extrêmement mal à l’aise. Des crampes douloureuses lui lancinaient les jambes et une répugnante odeur aux relents d’arsenic emplissait ses narines. Quelque chose le comprimait et il avait une impression de mouvement. Sous ses doigts, il sentit une étoffe rugueuse et, atterré, il comprit la situation : le rêve avait été bien réel et il était effectivement enfermé dans un sac. Vraiment, Woudiver était homme de ressources ! Sous le choc produit par cette révélation, Reith eut un moment de faiblesse. Woudiver avait passé un marché avec les Gzhindra. Il s’était arrangé pour droguer le Terrien, probablement en se servant d’un gaz narcotique. Et, maintenant, les Gzhindra emportaient leur prisonnier vers un lieu inconnu pour des raisons tout aussi inconnues.

Reith sombra dans une sorte d’apathie nauséeuse. Même enchaîné, Woudiver s’était débrouillé pour lui porter ce mauvais coup ! Le Terrien se remémora la dernière partie de son rêve. Il avait vu éclater la tête du colosse, il avait vu fuser son sang vert. Woudiver avait payé.

Il n’était pas facile de réfléchir. Le sac ballottait et son occupant tressautait en cadence. Apparemment, on le transportait suspendu à une perche. Par chance, il avait ses vêtements : il s’était laissé tomber tout habillé sur sa couche. Avait-il encore son poignard ? Sa sacoche avait disparu. La poche de sa veste semblait vide et il n’osait se fouiller de crainte de révéler aux Gzhindra qu’il était sorti de l’inconscience.

Il colla vainement son visage contre l’étoffe dans l’espoir de distinguer quelque chose à travers la trame grossière. Sa seule certitude était qu’il faisait encore nuit et que le terrain était sans doute accidenté.

Un laps de temps impossible à déterminer s’écoula. Il était aussi impuissant qu’un bébé dans la matrice. Les nuits de l’antique Tschaï étaient riches en événements hors du commun ! Et, cette fois, Reith était partie prenante. La situation dans laquelle il se trouvait le remplissait de honte. Quelle ignominie ! Il en frémissait de rage. S’il avait pu s’en prendre à ses ravisseurs, quelle vengeance aurait-il tirée d’eux !

Les Gzhindra firent halte. Pendant quelques instants, ils observèrent une immobilité totale. Puis le sac fut posé à terre. Reith tendit l’oreille mais il n’entendit rien – ni voix, ni chuchotements, ni bruits de pas. Comme s’il était seul. Il se fouilla dans l’espoir de trouver au fond de sa poche un couteau, un outil, quelque chose de tranchant – mais il n’y avait rien. Il éprouva le tissu en le grattant avec ses ongles. L’étoffe était grossière et rugueuse mais pas question de la déchirer.

Il eut le pressentiment que les Gzhindra étaient revenus et cessa de bouger. Ils étaient tout près. Il crut les entendre respirer.

On souleva le sac et la promenade reprit. Reith commença à transpirer. Quelque chose était sur le point de se produire.

Le sac se balançait. Il était attaché au bout d’une corde. Le Terrien eut la sensation de descendre. De descendre à une profondeur incalculable. Il y eut une secousse et la descente s’interrompit. Le sac oscillait lentement à la manière d’un pendule. L’écho lointain d’un gong retentit, venant de très haut. Le son en était grave et mélancolique.

Reith joua des pieds et des mains, brusquement pris d’un accès de claustrophobie frénétique. Il haletait, il ruisselait de sueur et avait de la peine à respirer. Il crut qu’il allait devenir fou. Alors, secoué de sanglots, il se ressaisit. Il tâta sa veste : sans succès – rien, ni objet métallique ni instrument tranchant. Rassemblant ses esprits, il s’efforça de réfléchir. Le gong était un signal destiné à appeler quelqu’un – ou quelque chose. Ce fut en vain qu’il chercha un trou dans l’étoffe. Il lui aurait fallu un outil, du métal, une lame, une pointe ! Il se passa en revue, de la tête aux pieds. Sa ceinture ! Au prix de mille difficultés, il parvint à la déboucler et utilisa l’ardillon pour faire un accroc dans le sac. Quand il eut réussi, il agrandit la déchirure et put enfin dégager sa tête et ses épaules. Jamais, au cours de son existence, il n’avait connu un tel sentiment d’exultation. Même s’il devait mourir dans les secondes qui allaient suivre, il aurait triomphé du sac !

D’autres victoires étaient du domaine du possible. Reith se trouvait dans une caverne fruste et sommaire qu’éclairaient vaguement quelques pastilles émettant une lueur bleuâtre. Le sac touchait presque le sol et Reith eut un coup au cœur en se rappelant sa descente et la dernière secousse. Il entreprit de s’extraire de sa prison. Les crampes qui le tenaillaient et la fatigue le faisaient trembler. Un son lointain brisa le silence de mort qui régnait dans ce monde souterrain. Quelque chose bougeait. Ou quelqu’un.

Au-dessus de lui s’étirait une cheminée et la corde disparaissait dans les ténèbres. Il devait y avoir là-haut une issue donnant sur l’extérieur. Mais à quelle distance ? Il se livra à un calcul sommaire : beaucoup plus de trente mètres à en juger par les oscillations du sac pendant la descente, oscillations dont l’amplitude était de dix à douze secondes.

Reith examina les lieux et écouta. Quelqu’un allait venir pour répondre à l’appel du gong. De nouveau, il regarda la corde. Là-haut, c’était le monde extérieur. Il empoigna le filin et commença à grimper.

Il s’élevait péniblement dans l’obscurité. Le sac et la caverne appartenaient maintenant à un autre univers et la nuit l’enveloppait.

Ses mains le brûlaient et les muscles de ses épaules défaillaient. Enfin, il atteignit l’extrémité de la corde. En tâtonnant, il découvrit qu’elle passait à travers une plaque de métal reposant sur deux lourdes traverses également métalliques. C’était une sorte de trappe et, évidemment, il lui était impossible de la soulever dans la mesure où il pesait de tout son poids sur elle. Ses forces étaient sur le point de le trahir. Il entortilla ses jambes dans la corde et tendit le bras. Sa main rencontra une corniche, large d’une trentaine de centimètres, servant de support à la longrine de la trappe. Il se reposa quelques instants – il était pressé par le temps – et, lançant une jambe de côté, il tenta de faire un rétablissement. L’espace d’une seconde, il éprouva une atroce impression de chute et banda ses muscles avec l’énergie du désespoir. Le cœur battant, il se hissa sur la corniche et s’y allongea, le souffle court, le cœur au bord des lèvres.

Une minute s’écoula. À présent, la corde avait presque retrouvé son immobilité. Reith distingua en bas quatre lueurs dansantes qui approchaient. En équilibre instable, il s’efforça de soulever la plaque. Elle était massive et lourde. Autant vouloir pousser une montagne ! Il revint à la charge sans ménager sa peine mais ne réussit même pas à ébranler l’opercule. Les lumières étaient maintenant juste au-dessous de lui, portées par quatre silhouettes noires. Reith se colla contre la poutrelle.

Les quatre formes se déplaçaient lentement dans un silence surnaturel. On aurait dit des créatures sous-marines. Elles se penchèrent pour examiner le sac et s’aperçurent qu’il était vide. Des soupirs et des murmures parvinrent aux oreilles du Terrien. Les quatre se mirent à chercher partout et les lumières tremblotaient et vacillaient. D’un commun accord, aurait-on dit, les silhouettes d’ombre levèrent la tête. Reith s’aplatit, dissimulant de son mieux la tache claire que faisait son visage. Les pinceaux lumineux le balayèrent, se posèrent sur la trappe – ce qui lui permit de constater qu’elle était maintenue fermée par quatre valets d’arrêt à commande extérieure – puis explorèrent les parois du puits. Les quatre personnages, perplexes, se consultèrent. Ils examinèrent une dernière fois la caverne et la cheminée avant de repartir comme ils étaient venus, en faisant zigzaguer leurs lampes.

Reith, tapi tout là-haut dans les ténèbres, se demandait si ce n’était pas son rêve qui continuait.

Mais la situation dramatique dans laquelle il se trouvait était bien réelle. Il était pris au piège. Même s’il avait des semaines devant lui, jamais il ne pourrait ouvrir la trappe. Et rester accroché là-haut à attendre comme une chauve-souris n’était pas pensable. Il fallait prendre une décision, quoi qu’il puisse advenir. Les quatre lampes, feux follets dansants, étaient déjà loin et leurs lueurs pâlissaient. Il se laissa glisser le long de la corde et, une fois à terre, se lança à leur poursuite à longues foulées souples. Les pastilles bleuâtres dispensaient une lueur plus faible que celle de la lune mais néanmoins suffisante pour révéler un chemin qui serpentait entre les saillies rocheuses bordant le passage.

Reith ne tarda pas à rattraper les quatre personnages qui avançaient lentement en examinant avec perplexité la galerie et une joie délirante l’envahit. Comme s’il était déjà mort et invulnérable. L’idée l’effleura de ramasser un caillou et de le lancer sur le quatuor. Il nageait en pleine hystérie ! À cette pensée, tout son sang-froid lui revint. S’il voulait survivre, il fallait qu’il se domine.

Les inconnus continuaient d’avancer sans hâte, apparemment décontenancés, en échangeant des commentaires à voix basse. Reith, se précipitant d’un pan d’ombre au suivant, se rapprocha autant qu’il le pouvait afin d’être à même de passer à l’action si jamais l’un d’eux quittait ses compagnons. C’était dans les oubliettes du château de Pera qu’il avait pour la première fois entraperçu un Pnume. Pour autant qu’il pouvait en juger par leur démarche et leur maintien, ceux-là paraissaient humains.

La galerie débouchait sur une caverne dont la rugosité était presque intentionnelle – à moins que sa grossièreté ne masquât un raffinement échappant à sa compréhension, ce que pouvait laisser supposer, peut-être, tel épaulement de quartz pailleté de scintillants cristaux de pyrite. L’endroit semblait être un carrefour, un nœud stratégique, un lieu clé. Trois autres galeries s’y ramifiaient. Au centre, le sol était revêtu de dalles lisses et la lumière émanant de granules noyés dans la masse de roc en surplomb était plus brillante que dans la caverne.

Un cinquième personnage était debout près de la paroi. Comme les autres, il était enveloppé d’une houppelande noire et coiffé d’un capuchon de même couleur qui masquait ses traits. Reith, s’efforçant de se faire aussi plat qu’un cafard, se dissimula dans une zone d’ombre. Ce cinquième individu était un Pnumekin, à en juger par ce que l’on pouvait voir de son visage allongé et blanchâtre à l’expression froide et maussade. Tout d’abord, il ne prêta pas attention aux quatre compagnons et ceux-ci firent comme s’ils ne le voyaient pas – étrange rite d’indifférence mutuelle qui éveilla la curiosité de Reith. Et puis, peu à peu, le mélange s’opéra sans qu’aucun ne regardât directement ses acolytes.

Ils entamèrent un conciliabule à voix basse et le Terrien tendit l’oreille. Les cinq employaient le langage universel de Tschaï. Les quatre relatèrent la découverte du sac vide, et leur interlocuteur, qui devait être un officiel ou un supérieur, eut un imperceptible mouvement de stupeur. Selon toute apparence, la retenue, la discrétion, la litote allusive étaient les caractéristiques de base de la vie souterraine de Tschaï.

Ils s’approchèrent de l’endroit où se tenait Reith, qui se plaqua contre la paroi pour s’immobiliser à moins de trois mètres de lui. Maintenant, les mots lui parvenaient :

— … livraison, disait l’un d’une voix égale et précise. C’est hors connaissance. Rien n’a été trouvé.

— Le couloir était vide, fit un autre. Si le détournement est intervenu avant que le sac ne soit descendu, ce pourrait être une explication.

— Imprécision, laissa tomber le surveillant. En ce cas, le sac n’aurait pas été descendu.

— En toute hypothèse, l’imprécision demeure. La galerie était déserte.

— Il doit toujours être là, reprit le surveillant. Il ne peut être nulle part ailleurs.

— À moins qu’il n’y ait un boyau secret débouchant dans le passage et qu’il en ait eu connaissance.

Le surveillant se redressa, les bras ballants.

— J’ignore l’existence d’un tel boyau. Cette explication est difficilement imaginable. Vous allez retourner là-bas pour faire un examen approfondi des lieux. Pour ma part, je m’informerai sur la possibilité de l’existence d’un boyau secret.

Les préposés à la galerie s’éloignèrent lentement avec leurs lampes qui zigzaguaient et tressautaient. Le surveillant les suivit des yeux. Reith se crispa : l’instant était critique. S’il se tournait du bon côté, le Pnumekin ne pourrait manquer de le voir. Mais s’il se tournait de l’autre côté, le Terrien bénéficierait d’un sursis. Il songea à passer à l’attaque. Mais les quatre autres n’étaient pas encore bien loin : un cri, le moindre bruit, la moindre bousculade attirerait leur attention. Reith se contint.

Le surveillant lui tourna le dos. Sans hâte, il traversa la salle et s’engagea dans l’un des couloirs latéraux. Adam Reith le suivit sur la pointe des pieds.

Les parois du tunnel étaient des corniches de pyroxilite. De part et d’autre saillaient d’extraordinaires cristaux dont certains avaient un diamètre de trente centimètres, et leurs facettes rousses, brunâtres ou verdâtres étincelaient comme si c’étaient des diamants. Ils avaient été polis avec art. La décoration du passage avait coûté des efforts gigantesques. Ces cristaux offraient des cachettes commodes. Silencieusement, Reith s’élança sur les talons du Pnumekin, qui avançait d’une démarche fluide, dans l’espoir de sauter sur lui à l’improviste. Alors, il le menacerait de le faire passer de vie à trépas. C’était là un plan sans finesse mais le Terrien était incapable d’en imaginer un meilleur.

Le Pnumekin s’immobilisa et, le cœur battant, Reith se mit à l’abri derrière un amas de cristaux semblables à des olives miroitantes. L’autre, après avoir scruté le tunnel dans les deux sens, s’approcha de la paroi, toucha un petit cristal, puis un second. Une ouverture béa. Le surveillant la franchit et elle se referma.

Reith se gourmanda. Pourquoi avait-il tergiversé ? Quand l’autre s’était arrêté, il aurait pu se jeter sur lui.

Il examina le corridor désert. Personne en vue. Il s’élança au pas de course et, lorsqu’il eut parcouru une centaine de mètres, il se trouva soudain devant un large puits. Tout au fond palpitaient de pâles lueurs jaunes et on discernait des allées et venues d’objets massifs qu’il était impossible d’identifier.

Reith retourna à l’endroit où le Pnumekin avait disparu. Des projets délirants se bousculaient dans sa tête. Dans la situation désespérée où se trouvait le malheureux, toute initiative comportait sa part de risques mais la faim était la route la plus directe conduisant au désastre. Levant le bras, il tâta le rocher comme l’avait fait le Pnumekin et, de nouveau, la porte s’ouvrit. Reith recula, s’attendant à n’importe quoi. Son regard plongeait dans une pièce d’un diamètre d’une dizaine de mètres, sans doute une salle de conférence : elle était en effet meublée d’une table centrale, de bancs, de placards et les murs étaient garnis de rayonnages.

Il entra et la porte se referma derrière lui. Des granules lumineux saupoudraient la voûte. Les murs avaient été soigneusement abrasés et taillés pour mettre en valeur la structure cristalline du rocher. À droite s’ouvrait un couloir ogival recouvert d’un enduit blanc. Il émanait de ses profondeurs une espèce de martèlement saccadé qui devait être un message urgent.

Reith, déjà crispé comme pourrait l’être un cambrioleur, fut pris de panique. Affolé, il chercha une cachette et se précipita vers un placard rempli de houppelandes noires au milieu desquelles il se tapit. Ces oripeaux dégageaient une odeur musquée et il eut un haut-le-cœur. Se faisant tout petit, il referma le placard et colla son œil à un interstice, ce qui lui permit de surveiller la pièce.

Un bon moment s’écoula ; la tension nerveuse nouait le ventre du Terrien. Enfin, le surveillant Pnumekin surgit. Il paraissait plongé dans ses réflexions. Son étrange bonnet maintenait dans l’ombre son visage austère dont les traits avaient une régularité presque classique, et Reith se prit à songer aux autres êtres d’origine humaine qui peuplaient Tschaï et qui, tous, avaient plus ou moins muté pour se conformer à l’image de la race-hôte : les Hommes-Dirdir, sinistres et absurdes ; les Hommes-Chasch, stupides et abrutis ; les Hommes-Wankh, vénaux et hyper civilisés ; mais chez tous, sauf, peut-être, dans le cas des Hommes-Dirdir Immaculés, l’essence humaine demeurait intacte. Les Pnumekin, quant à eux, n’avaient pas physiquement évolué de façon perceptible mais leur mentalité s’était modifiée. Ils étaient aussi étrangers qu’auraient pu l’être des spectres.

La créature – Reith était incapable de la considérer comme un homme – était immobile. Son expression était impassible. Elle était un peu trop loin du placard pour que le Terrien pût bondir et la maîtriser.

Reith commençait à avoir des crampes. Il changea de position et son mouvement produisit un faible bruit. Une sueur froide le recouvrit soudain et il approcha de nouveau son œil de la fente. Le Pnumekin semblait perdu dans sa rêverie. Ah ! si seulement il pouvait faire un pas ! Oui… Viens plus près ! Plus près… Mais si cet être était indifférent à la mort, peut-être était-il insensible à la peur ? Alors, il serait vain de menacer de le tuer…

Le portail bâilla et un autre Pnumekin entra. C’était l’un des préposés aux galeries. Tous deux détournèrent la tête, faisant mine de s’ignorer. Et le nouveau venu parla d’une voix douce comme s’il rêvait tout haut :

— Impossible de retrouver l’envoi. La galerie et la cheminée ont été inspectées.

Le surveillant ne réagit pas et il y eut un long silence – un silence étrange et qui avait quelque chose de fantastique. L’autre reprit la parole :

— Il n’aurait pas pu nous échapper. La livraison n’a pas été exécutée. Ou alors il s’est enfui par un boyau inconnu de tous. Ce sont les deux seules éventualités possibles.

— Information enregistrée, répondit le surveillant. Un contrôle devrait être instauré au Niveau Ziad, à Zud-Dan-Ziad, au Nodule Ferstan Six, au Nodule Lul-lil et à la Station de la Perpétuation.

— Ce serait une bonne solution.

Un Pnume fit son entrée par une ouverture qui ne se trouvait pas dans le champ de vision de Reith. Les Pnumekin n’y prêtèrent pas attention – ils ne le regardèrent même pas. Le Terrien examina la créature étrangement articulée : c’était le premier Pnume qu’il voyait si l’on exceptait celui qu’il avait fugitivement entr’aperçu dans les ténèbres des oubliettes de Pera. Il avait la stature d’un homme et, en dépit de sa volumineuse houppelande noire, il donnait une impression de sveltesse, de fragilité même. Ses orbites disparaissaient dans l’ombre de sa capuche. Son visage, qui avait la découpe et la teinte d’un crâne de cheval, était sans expression ; un ensemble compliqué d’organes de broyage et de mastication entourait une bouche presque invisible. Ses jambes étaient articulées à l’inverse de la jambe humaine et il avançait comme un homme qui recule. Ses pieds nus et étroits étaient mouchetés de marbrures noires et rouges. Ses trois orteils incurvés tapotaient le sol. Comme on pianote avec ses doigts quand on est nerveux…

— Il est anormal qu’une livraison consiste uniquement en un sac vide, dit le surveillant, sans s’adresser à personne en particulier. Le couloir et la cheminée ont été fouillés. Ou le spécimen n’a pas été livré, ou il s’est évadé en utilisant un boyau secret de Qualité Sept ou au-dessus.

Le silence qui suivit ces mots fut brisé par la voix rauque et étouffée du Pnume :

— Il est impossible d’effectuer la vérification de la livraison. L’existence de boyaux confidentiels supérieurs à la Qualité Dix est possible. C’est au delà de la portée de mes secrets[1]. Il serait opportun de s’informer auprès du Gardien de Section[2].

— Il s’agit donc d’un spécimen intéressant ? demanda le surveillant non sans une certaine curiosité.

Les orteils du Pnume tambourinèrent avec une virtuosité digne d’un pianiste.

— Il est destiné à la Perpétuation. C’est une créature provenant d’une planète d’Hommes contemporaine. Il a été décidé d’en faire l’acquisition.

Reith, tapi dans son placard, se demanda pourquoi on avait mis si longtemps à prendre cette décision. Il chercha une position plus confortable en serrant les dents, si grande était son appréhension de produire le moindre bruit. Quand il colla de nouveau son œil à l’interstice, le Pnume n’était plus là. Le surveillant et le préposé étaient silencieux, s’ignorant mutuellement.

Du temps passa. Reith était incapable d’en évaluer la durée. Ses muscles le lancinaient et, maintenant, il n’osait pas bouger. Il respira profondément et prit patience.

De temps à autre, les Pnumekin murmuraient quelque chose sans se regarder et le Terrien saisissait quelques fragments de phrases :

— « … la situation de la planète de l’Homme. Il est impossible de savoir… », «… des barbares habitant à la surface, aussi fous que les Gzhindra… », « … spécimen précieux, invisible… ».

Le Pnume réapparut, suivi d’un de ses congénères – créature de haute taille, efflanquée, qui se déplaçait de l’allure souple du renard. Elle portait une boîte rectangulaire qu’elle posa soigneusement sur un banc à moins d’un mètre de Reith et parut s’absorber dans ses réflexions. Quelques instants plus tard, le préposé de moindre statut prit la parole :

— Quand le gong signale une livraison, le sac est généralement lourd. Un sac vide est cause de perplexité. La livraison n’a évidemment pas été effectuée. Ou alors, le spécimen a accédé à un boyau secret de Qualité supérieure à Dix.

Le Gardien se retourna et, dans un ample et noir envol de houppelande, manipula le fermoir de la boîte de cuir. Les deux Pnumekin et le premier Pnume contemplaient les cristaux de la muraille avec le plus vif intérêt.

La boîte s’ouvrit et le Gardien en sortit un portefeuille de souple cuir bleu qu’il déplia respectueusement. Il en feuilleta les pages et étudia un schéma de lignes colorées fort enchevêtrées avant de le refermer et de le ranger. Après avoir rêvassé quelques instants, et il dit d’une voix si ténue que Reith eut beaucoup de peine à comprendre :

— Il existe un boyau de Qualité Quatorze. Il s’étire sur neuf cents mètres vers le nord, descend et pénètre dans le Jha Nu.

Les Pnumekin demeurèrent muets et le premier Pnume laissa tomber :

— Si le spécimen est parvenu au Jha Nu, il peut franchir le balcon, descendre par Oma Cinq et gagner le Grand Latéral Supérieur. Il lui serait alors loisible de tourner pour gravir la Montée Bleue ou même de gagner le Belvédère de Zhu et rallier le ghaun[3].

— À condition qu’il ait connaissance des secrets, fit observer le Gardien. Si l’on admet qu’il a utilisé un boyau de Qualité Quatorze, on peut aussi admettre le reste. La manière selon laquelle nos secrets ont été relevés – si c’est le cas – n’est pas claire.

— C’est déconcertant, murmura le préposé.

Le surveillant prit le relais :

— Si un ghian[4] a connaissance des secrets de Qualité Quatorze, comment ceux-ci peuvent-ils être à l’abri des Dirdir ?

Les deux Pnume incurvèrent leurs orteils et tambourinèrent sur le sol.

— Ce qui s’est passé n’est pas encore clair, enchaîna le surveillant. L’examen du boyau nous renseignera.

Les préposés de rang inférieur furent les premiers à sortir. Le surveillant, qui semblait méditer, les suivit, laissant les deux Pnume, qui étaient aussi immobiles et aussi rigides que des insectes. L’un d’eux s’éclipsa à son tour d’une allure souple et à grandes foulées. Le Gardien ne bougea pas.

Reith hésita : le moment était-il venu de sauter sur lui pour le maîtriser ? En définitive, il préféra s’en abstenir : si les Pnume avaient la force fantastique des Phung, il aurait un terrible handicap. Et une autre considération entrait en ligne de compte : le Pnume céderait-il à la force ? Impossible de le savoir, et le Terrien craignait qu’il n’en soit rien.

Le Gardien saisit la boîte de cuir et inspecta attentivement la pièce. On eût dit qu’il tendait l’oreille. Soudain, il se dirigea vers une surface vide de la muraille. Reith le suivait des yeux avec fascination. Avançant la jambe, le Pnume effleura délicatement trois protubérances du bout de ses orteils et une section de la paroi bâilla, révélant une cavité à l’intérieur de laquelle le Gardien déposa le coffret. Le mur se referma. Il paraissait sans faille. Et le Pnume quitta à son tour la salle.